L’Observatoire des religions

Sur l’émergence d’un national-islamisme

Les équivoques de Mohamed Tahar Bensaada dans Oumma.com

samedi 9 juin 2007 par Jacques Jedwab et Jérôme Maucourant

Le mouvement de solidarité avec les peuples du Moyen-Orient, victimes du bellicisme israélien, est menacé par l’émergence progressive d’un discours, qui, pour se construire, récupère les décombres du nationalisme arabe laïc, tout en tentant de se régénérer par des emprunts à l’islam politique le plus radical. Notre hypothèse est que nous assistons à la montée d’un national-islamisme qui, rompant délibérément avec tout idéal universaliste, extrait du marxisme, fils des Lumières, une sorte de vulgate mêlant tour à tour les éléments suivants : apologie de la puissance de l’Oumma (censée être une force politique), explication économique primaire des comportements politiques et, pour finir, retour à des catégories ethno-culturelles.

La gauche rationnelle court le risque de devoir faire face à un défi redoutable, celui de voir, subrepticement, sapée l’efficacité même de la critique de la domination impériale, des ravages du capital et des oppressions de toutes sortes, singulièrement celles visant les femmes. Notre situation rappelle, bien sûr, les années 1920, « roaring twenties » pour certains, années d’humiliations nationales pour d’autres qui, dans le sommeil de la raison, préparaient la montée des fascismes. À cet égard, le nazisme n’était qu’un fascisme radical se caractérisant par un vitalisme, producteur néanmoins de sens pour l’homme désorienté par le modernisme.

Nous devons donc être attentifs au risque d’émergence de mouvements politiques et de discours dont la fonction est de fournir une perspective aux révoltes légitimes, tout en les détournant d’une transformation nécessaire de la société, ce qui fut le propre, déjà, des fascismes des années 1920-1930. Dans ce contexte d’une acmé de la déstructuration des repères politiques, favorisée par ce qui sera, espérons-le, jugé comme les crimes de guerre de l’Etat d’Israël au Liban et à Gaza durant l’été 2006, et préparée par l’occupation américaine de l’Iraq, notre attention s’est portée sur un article de Mohamed Tahar Bensaada, qui prétendait, le 20 juillet dernier, dans Oumma.com, « démystifier les idées reçues de la propagande israélienne » sur le Liban. Il est possible, en effet, que ce texte soit un exemple de la recomposition de fragments d’une tradition marxiste selon une thématique de l’Oumma.

L’auteur écrit ainsi cette phrase étonnante : « Dans la version pseudo internationaliste des sionistes de gauche, tous les protagonistes de la région sont renvoyés dos-à-dos. Cette dernière version est la plus dangereuse parce que derrière des apparences généreuses, elle tente d’enlever au mouvement de libération nationale et sociale arabe et musulman les seuls appuis concrets possibles dans la région » (nous soulignons). Pourtant, un mouvement musulman peut-il être considéré comme national ? L’Oumma musulmane, comme communauté des croyants, doit-elle être considérée comme une nation, suivant l’acception des Black Muslims ? Faut-il comprendre, a contrario, que seul un mouvement musulman puisse être authentiquement arabe ? Cette phrase curieuse, inquiétante à bien des égards, confond identité nationale, religion et culture, ce qui devrait réveiller les tenants d’une conception politique de la société. Comment, en effet, une partie de la gauche, qui ne cesse d’insister avec raison sur le fait que les seuls critères de résidences ou de travail doivent être aux fondements de la communauté politique, peut-elle ne pas rejeter cette idée de la nation fondée sur ce mélange de culture, de référence à l’origine et de religion. D’ailleurs, si l’Etat d’Israël est un Etat expansionniste et agressif en 2006, que dire de l’Oumma comme communauté des croyants de l’islam ? S’agit-il d’un concept politique à visée émancipatrice ? Or, l’Iran et la Syrie avec leur problème kurde et le Soudan avec le Darfour, etc. sont bien constitutifs de l’Oumma : sont-ils plus respectueux, du point de vue des droits de l’homme et du citoyen, que les Etats-Unis et son allié favori au Proche-Orient ? La nature musulmane d’un Etat et de ses partisans nationalistes les empêchent-ils de toute injustice a priori ? Peut-on croiser un critère religieux et national pour en faire un concept politique, sans tomber dans la critique même qu’on adresse à un certain sionisme ?

De surcroît, cette phrase doit être encore interprétée à cause d’une autre équivoque. L’auteur veut démontrer, ce qui est un leitmotiv du texte, que le « mouvement de libération national et social arabe et musulman », n’a pas d’ennemis pires que la gauche israélienne sous ces deux versions, qu’elle soit sioniste de gauche ou pacifiste. L’auteur oppose, ici, les « apparences » à la réalité, qui serait la « tentative » d’enlever au mouvement susdit les seuls soutiens dans la région. Or, il est difficile de comprendre précisément le sens de cette évocation de ses « seuls appuis concrets » ? S’agit-il des appuis que le peuple palestinien pourraient recevoir des Etats et des forces politiques arabes et musulmanes refusant de reconnaître l’existence de l’Etat d’Israël ? Ou, a contrario, faut-il entendre, qu’en proposant aux Palestiniens une issue pacifique et négociée, les mouvements pacifistes et sionistes de gauche risquent de priver le « mouvement de libération national et social arabe et musulman » de son seul « appui concret » qu’est le peuple palestinien en lutte ? Quelle que soit la façon dont on peut lever l’équivoque des propos de Bensaada, il est évident que l’on ne peut qu’être inquiet à la lecture de ce texte qui en vient à se désoler de la possibilité même de paix, et (ou ?) qui constitue un plaidoyer pour le singulier président iranien, Mahmoud Ahmadi-Nejad. Dans les deux cas, la cause palestinienne, dont il nous faut souligner la justesse et l’extrême importance en cette période de « choc des civilisations », est l’instrument d’ambitions politiques qui n’ont que cure de l’injustice vécu concrètement par les Palestiniens. Bensaada écrit, en fait, dans Oumma.com, les prolégomènes à un « Traité de la Guerre Perpétuelle » dont le Proche-Orient n’a nul besoin, même si cette apologie de l’affrontement absolu ne peut que satisfaire l’extrême droite et une certaine gauche de l’extrême en pleine dérive.

En dépit de ses ambiguïtés, cet article de Bensaada a le mérite d’illustrer ce que l’on pourrait retrouver dans des publications consacrées à la cause des peuples arabes, notamment celle du peuple palestinien. Or, ces affirmations n’ont pas de fondements sérieux. Peut-on soutenir que les interventions répétées de Charles Enderlin, par exemple, sont, en réalité, dangereuses parce que ce journaliste, n’appelant pas à la destruction d’Israël, priverait le supposé « mouvement de libération nationale et sociale arabe et musulman » de cette allié singulier qu’est l’Iran actuel, bel « appui concret » du national-islamisme ? N’y a-t-il aucun sioniste de gauche, qui ne soit près à un compromis historique avec le monde arabe et le peuple palestinien ? Nous pensons, ici, au sionisme de gauche, ou des formes de sionisme, qui, tout en revendiquant Israël en tant qu’Etat, accepte enfin la naissance d’un véritable Etat palestinien adossé à Jérusalem comme capitale et de dédommager, sous quelque forme à négocier, le prix que le peuple de Palestine a dû payer en terme de spoliation au moins depuis 1948. On peut absolument penser, à cet égard, que la création de l’Etat d’Israël à partir d’un fait colonial fut une erreur, mais, soixante années après, va-t-on, comme le disait quelque part Schlomo Sand, « remplacer une injustice par une autre » ? Comment est-il possible que ceux qui affirment que la nationalité, en France, soit fondée sur le critère du sol, le conteste au Moyen-Orient, sauf à n’être plus de gauche mais bien de droite et prôner le critère du premier occupant ?

Bensaada écrit, à cet égard, une autre phrase qui procède d’un néoculturalisme d’un genre spécial : « Mais l’essentiel de ce qui se cache derrière ce présupposé est la nature véritable de l’Etat d’Israël et son alliance organique avec le capital international- dont on néglige souvent le caractère foncièrement culturel ». Nous avons à faire, avec cette assertion, à ce qu’il faut appeler un possible dévoilement du fondement de la pensée de l’auteur, car il multiplie les signes manifestant qu’on est, enfin, au tréfonds de la question. Les références à l’ « essentiel », la « nature », le " véritable", "l’organique", le "foncièrement" font terriblement sens. On ne peut qu’être frappé de rencontrer, en une seule phrase, une telle accumulation de termes chargés d’une valeur aussi absolue : ces termes impliquent tous quelque chose d’immuable, comme la nature, la vérité, l’essence, l’organisme et le sol contenu dans le foncier de « foncièrement ». Aussi, est-on intrigué de lire cette phrase qui se termine sur un mot aussi fluctuant qu’incertain que le mot "culturel", car, ce qui est culturel est par définition variable, inexistant hors de ce qui l’oppose à un « culturel » autre. Par conséquent, soit l’auteur est un génie de l’oxymore, ce que rien dans le texte ne laisse entrevoir, soit nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle le terme « culturel » prend ici une valeur immuable, car ce culturel-là est lié à l’argent. Le texte de Bensaada incite, par conséquent, le lecteur à penser que l’Etat juif a « organiquement » rapport à l’argent. Or, cette « culture du capital » ne va-t-elle pas, aussi, de la Malaisie de l’antisémite Matahir Mohamed à la Genève des calvinistes, via Riyad : cette culture passe par tous les lieux où règnent les « eaux glacées du calcul égoïste ». Ça va sans dire, çà va mieux en le disant … Bensaada a, enfin, une façon singulière de régler les questions de culture et de politique, se faisant le théoricien du contre-terrorisme, écrivant : « En vérité, Israël n’est pas un Etat comme un autre. Son caractère artificiel en fait une caserne structurelle ». Même si les Etats-Unis ont permis que se constitue un « Etat spartiate » au Moyen-Orient, comme l’a écrit Chomsky, le mot « caserne » utilisé par Bensaada indique un changement de nature de cet argument classique. L’Etat d’Israël, comme « autre », renvoie à l’idée d’une étrangeté qui affleurait déjà dans les passages que nous avons relevés. Il ne s’agit pas, classiquement, de dénoncer le militarisme d’un Etat, mais bien de faire admettre au lecteur qu’il est compréhensible que tous les citoyens de cet Etat, civils ou non, puissent être des cibles de l’action militaire. Sinon, comment comprendre cette autre citation émanant de ce penseur de l’Oumma en guerre ? : « Quel est l’Etat au monde qui peut mobiliser 10% de sa population sous les drapeaux en 48 heures ? Peut-on imaginer un instant la France - pays plus riche et plus puissant- mobiliser en 48 heures 5 millions de Français ? Le dernier sondage effectué cette semaine en Israël nous apprend que 86% de la population soutient la guerre de son gouvernement contre le Liban. » Si les Israéliens ne sont pas tous des cibles, pourquoi alors évoquer ces 86% après avoir évoqué l’ « Etat-caserne » ? Le piquant de cette affaire est que ce sont les Palestiniens d’Israël qui ont payé un lourd tribut aux bombardements hezbollahi.

On aurait pu s’intéresser, de prime abord, aux autres discours arabes qui abordent frontalement la question des rapports entre l’Orient arabe d’une part et, de l’autre, Israël et l’Occident : le travail de Samir Kassir , l’intellectuel libanais d’origine syro-libanaise assassiné par ceux qui, au pays du Cèdre, ne craignent rien tant que la liberté, aurait pu être retenu. Mais, l’urgence est de contribuer à déminer aussi vite que possible le champ de la guerre des civilisations que les néoconservateurs et les nationaux-islamistes rêvent de rendre irréversible. Il ne faut donc nullement s’étonner que les militants pour la paix au Moyen-Orient, que nous sommes, s’attachent à interpréter des textes pouvant être utilisés comme ferments d’un fascisme de type nouveau.


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